Personnalité visionnaire et haut en couleur, Jean-Claude a marqué sa génération au travers de ces initiatives profondément altruistes, alliant avec harmonie ses talents de chercheur-inventeur à d’éminentes qualités humaines. Lui qui disait : « Mes propres convictions ne servent à rien aussi longtemps que l’autre ne les partage pas. »

Aujourd’hui, certains l’ont oublié, mais il reste encore dans la mémoire collective du domaine du handicap, comme la référence, avec une multitude de projets phares à son actif.

Voici quelques témoignages qui démontrent à quel point il était investi et passionné.

Salon des inventions à 22 ans

Jean-Claude Gabus rencontre à l’âge de 21 ans un enfant paraplégique totalement dépendant lorsqu’il est encore étudiant au Technicum du Locle. Depuis lors, il consacre tous son temps, toute son énergie et son esprit inventif, à développer des systèmes électroniques pour donner à la personne handicapée une certaine indépendance. Dès les débuts de ses recherches, Jean-Claude Gabus est absolument convaincu que chaque être humain est doté d’une certaine forme d’intelligence et que nul n’est contraint à la passivité complète qui engendre le silence, l’indifférence, l’ignorance, l’apathie. C’est ainsi qu’il poursuit inlassablement ses recherches pour donner aux personnes privées de la parole, ou du mouvement, une certaine autonomie. Son but étant d’améliorer la vie de ceux qui souvent étaient abandonnés par la société, qui les considérait, par le passé, comme irrécupérables, ou simples d’esprit. Sa première invention est brevetée en 1972 (il a 22 ans!). Il gagne un premier prix au Salon des inventions de Bruxelles, pour un module de commande nommé Linguaduc.

Evelyne Delachaux

La rencontre

En 1980, Monsieur Jean-Claude Gabus a inventé le lingaduc, financé par une entreprise bien connue dans la fabrication de gaz pour des usages médicaux. Ne me demandez pas comment il a réussi ce tour de force, mais le résultat est devant moi.

Un boîtier bleu assez massif, un support de micro avec à la place du micro un petit détecteur avec 5 commandes activables par la langue. En réalité, il a 6 positions, mais une est sans contact pour permettre à la langue de se reposer.

Déjà à cette époque, Monsieur Gabus soignait les détails. Je dis « Monsieur », car à cette époque, je le voyais pour la première fois à l’école Technique du Locle, essayant de trouver des diplômants pour réaliser des projets que lui seul pouvait imaginer. Entonnement, nous ne fûmes que deux à répondre à son appel. Mais quel appel, conviction, imagination, enthousiasme, c’était tout ça Jean-Claude.

Jean-Paul Wettstein

Dépôt de 18 brevets

Il est engagé de 1973 à 1980 dans la société Carba S.A. à Berne, qui crée, à son intention, un département destiné à développer et à diffuser des aides électroniques. Durant cette période, il dépose 18 brevets, mais il doit cesser cette activité après sept ans, la rentabilité n’étant hélas pas satisfaisante.

Evelyne Delachaux

Le code morse

C’est décidé, je ferai mon projet de diplôme pour Jean-Claude. Je le vois encore m’expliquer :

  • Je reviens des States, là-bas, ils ont un code barre sur chaque emballage et c’est une machine qui le détecte et te prépare directement ton ticket de caisse. Ses yeux s’illuminaient, son enthousiasme est communicatif.
  • Tu verras dans une dizaine d’années, on aura la même chose en suisse.
  • Je veux que tu me fasses un programme pour écrire du morse sous forme de code bar, tu vois, il sera compact puisque la longueur est inversement proportionnelle à la fréquence. Le E, c’est juste un point.
  • Ensuite, tu bricoles une petite imprimante qu’on fixe au poignet et la personne qui ne peut parler n’a qu’à scanner des phrases en morse dans un petit carnet et donner le texte imprimé à la personne à laquelle elle s’adresse.
  • Ah, j’oubliais, tu me fais encore un crayon optique qui dialogue directement avec l’imprimante.

Il faut préciser, je l’ai appris par la suite, qu’avec Jean-Claude, tout était possible, ça ne se discutait pas, même les délais impossibles devaient être tenus. Ainsi fût fait, mon diplôme réussi, malheureusement pas utilisé en situation réelle. Jean-Claude me souhaita une belle carrière et je pensais ne plus le revoir. Quelle rencontre exceptionnelle, des personnes comme lui sont très rares, j’étais heureux d’avoir pu réaliser concrètement son idée.

Jean-Paul Wettstein

Les débuts de la FST

Trois années se sont écoulées depuis mon diplôme d’électronicien, tout à fait fortuitement, je croise Jean-Claude à la banque, toujours au Locle.

  • Écoute, je vais créer la FST, Fondation Suisse pour les Téléthèses

C’C’est quoi ce nom ? Jamais entendu ce mot.

  • Il y a des prothèses, des orthèses et on va faire des appareils qui sont le prolongement des bras, des jambes, de la parole, j’ai décidé d’appeler ces appareils des «Téléthèses».

Franchement qui aurait pu inventer un tel mot et le faire reconnaître par l’ensemble des professionnels du handicap ? Il n’y avait que Jean-Claude pour réussir cet exploit.

  • Je t’engage pour 50’000.- balles (oui, oui, il a dit balles), tu es libre ?

Oui, je revenais d’un voyage et cherchais un nouveau job, Je n’ai pas osé lui dire que dans mon dernier travail, je réalisais des machines laser pour percer le papier de salami, mais que j’étais payé 80’000.- Avec Jean-Claude l’argent devenait secondaire face aux buts qu’il s’était fixé. Sitôt dit, sitôt fait, je débarque à la rue du Crêt Taconnet où Jean-Claude a loué un magnifique appartement. Tout est vide, c’est bizarre comme sensation.

  • Voilà 30’000.- tu vas acheter quelques meubles, un oscilloscope, du matériel électronique et tu me montes un petit labo, en attendant, je vais engager une secrétaire.

Je ne vous dis pas la tête de la secrétaire en voyant des locaux vides et recevant un montant pour s’acheter une table, une machine à écrire, du papier… Notre petite équipe était prête à affronter les défis imaginés par Jean-Claude La FST était née.

Jean-Paul Wettstein

La machine à tricoter

Outre quelques développements électroniques pour permettre de capter ne serait-ce qu’un seul mouvement contrôlé, mon premier développement pratique s’est présenté sous cette forme.

  • Aide-moi à décharger ma voiture, j’ai une machine à tricoter dedans. Le moteur est électrique et il y a 4 gros boutons pour changer de couleur.

Mais, mais, qu’est-ce qu’il veut ?

  • Ah, j’ai oublié de te dire, tu vas la livrer le mois prochain dans un centre en suisse allemande, elle doit être commandée avec le linguaduc. L’idée est de tricoter des écharpes.

Je ne vous dis pas le nombre d’écharpes tricotées pour la mise au point. C’était bien beau d’avoir de gros boutons Je ne vous dis pas le nombre d’écharpes tricotées pour la mise au point. C’était bien beau d’avoir de gros boutons mécaniques pour changer la laine, mais commandée avec quatre électro-aimants qui faisaient planter ma carte à micro-processeur… ce n’était pas évident. Quelle récompense de voir une jeune fille toute heureuse de pouvoir enfin faire un travail et vendre ses écharpes, le job prenait tout son sens.

Jean-Paul Wettstein

Une réparation ratée

  • File à Berne, tu changes un transistor dans une commande de fauteuil roulant, voilà le schéma.

Eh bien, je ne savais pas encore qu’il y avait plein de développements réalisés avant la création de la fondation. Hop, je pars sous une pluie battante, et trouve le fauteuil… sous la pluie. Je n’ai pas réussi à réparer. Jean-Claude était déçu, mais pas de remontrances.

  • On va ensemble à Berne et je te montre les subtilités.

Vous connaissez beaucoup de patrons qui se coucheraient sur le sol trempé pour réparer un fauteuil roulant. Jean-Claude était un grand humaniste, à son contact, j’ai appris tant de choses.

Jean-Paul Wettstein

La machine à enfiler les perles

  • Il y a un centre qui veut une machine pour enfiler des perles, comme dans le sud, pour réaliser des rideaux de portes. Je conçois la mécanique et toi, tu développes ou… l’électronique. Tu prévois toutes les commandes possibles, il y aura plusieurs utilisateurs.

C’était une chouette machine, la personne pouvait regarder le bac de perle souhaité ou le sélectionner avec une interface à Led, ou… La machine faisait un bruit bizarre, un vibreur faisait monter la perle choisie, une longue aiguille faisait passer un fil dans le trou et comme par miracle une perle était enfilée. Je vous laisse imaginer la complexité mécanique de la chose, mais comme c’était pensé par Jean-Claude, forcément ça fonctionnait. Un seul exemplaire de cette machine a été réalisé et des dizaines de personnes ont pu vendre des rideaux de portes.

Jean-Paul Wettstein

Bien triste

Tout n’est pas toujours facile dans ce job, Jean-Claude m’envoie en suisse allemande.

  • Un jeune a eu un accident de moto, ses parents pensent qu’il maîtrise un mouvement et pourra communiquer.

Embarquement de tout le matériel possible et batterie de tests. Force est de constater qu’il ne reste qu’un corps paralysé sans le moindre étincelle de vie à l’intérieur. Le désespoir des parents fait mal à voir, je rentre sur Neuchâtel le cœur lourd, une vie brisée pour un dépassement téméraire, quel gâchis. Une autre fois, il m’envoie, toujours en suisse allemande, pour une vieille personne alitée. Sa physiothérapeute a entendu parler de la FST et souhaite que cette dame puisse utiliser le linguaduc pour tourner les pages d’un livre, allumer la lumière et la radio. J’arrive dans un quartier cossu, une magnifique maison. C’est le fils qui m’accueille et me dit qu’il s’occupe de sa maman. Oh quelle belle famille. Il me conduit dans les sous-sols, une sorte de cave avec juste un saut de loup pour amener un peu de lumière. J’installe tout, je dois aller sous le lit, je suis couvert de poussière, c’est insalubre. La dame est enchantée des appareils inventés par Jean-Claude. Elle me raconte son calvaire. Nous avons fait un signalement et elle a pu trouver une place dans une maison adaptée et était tellement heureuse. Une fois de plus Jean-Claude a changé la vie d’une totale inconnue.

Jean-Paul Wettstein

Un détail ? Vraiment pas

À 16 h, un papa arrive du Tessin à la fondation avec son fils. Seule sa jambe est maîtrisable, il nous indique les besoins de son fils et son rêve impossible de jouer avec sa petite console, Donky Kong. Un singe sur écran LCD qui saute sur des tonneaux. Il ne peut rien maîtriser avec ses mains.

  • Écoute, pendant qu’on discute, tu vas à la cave, il y a un gros carton, tu y mets 4 détecteurs pneumatiques, tu vas acheter un ballon de foot. Ensuite avec sa jambe valide posée sur le ballon, il pourra actionner les boutons les plus importants.

Le père et son fils reviendront le lendemain, ils dorment sur Neuchâtel. Après une nuit blanche, le bricolage est fait. Quelle joie pour cet enfant et son papa qui n’en pouvait plus et pleurait en remerciant Jean-Claude. Franchement, vous auriez eu cette idée du carton avec un ballon de foot ? Moi, pas.

Jean-Paul Wettstein

Ca tourne énormément

La FST équipe de tous nos développements une maison pour un homme tétraplégique, ce sera notre vitrine, notre carte de visite. Outre les installations « habituelles » Jean-Claude me dit :

  • On va faire très fort, il pourra tout commander avec un souffle dans un petit tuyau, tu vas me faire un joystick avec ce tuyau. En trois souffles ça nous ouvre 64 combinaisons.

?????

  • C’est tout simple, tu n’as pas pigé ? Il suffit de souffler doucement, d’aspirer doucement, de souffler fort et d’aspirer fort. On a nos 4 mouvements et on va s’éclater.

On va s’éclater… il ne croyait pas si bien dire, la réalisation a été assez facile, mais j’étais jeune, pas mauvais en technique, mais très mauvais en sécurité. J’avais pensé à tout… sauf que…

  • Sa femme vient de me téléphoner, il a tourné tout l’après-midi sur son fauteuil roulant, il a cru mille fois qu’il allait chuter dans les escaliers.

Le problème, le tuyau s’est décroché et plus aucune commande ne pouvait être effectuée. Sacrée leçon, on a frôlé la catastrophe.

Jean-Paul Wettstein

Hector

  • J’ai des contacts avec Pierre Arnold de la Migros, il est prêt à nous subventionner, la fondation sera pérenne, c’est génial. Dans un mois j’aimerais une machine à écrire qui parle, on va lui en mettre plein les yeux. On va faire un super séminaire d’une journée, inviter les spécialistes du handicap, on va tout présenter et Hector, oui, c’est le nom de la machine que tu vas faire, sera le clou de la journée.

Comment lui dire que les machines ne parlent pas, qu’il a 20 ans d’avance ? Je ne vous dis pas les nuits blanches, la folie de cette réalisation, on a trouvé un synthétiseur de parole suédois, un des premiers ordinateurs portables, bref ça a marché.

Le premier test s’est fait au centre IMC de la Chaux-de-Fonds, un enfant muet a pu utiliser Hector, il a pu écrire le nom de son chien. Hector, avec son délicieux accent suédois, a prononcé le nom du chien qui était couché à l’autre bout de la pièce. Il s’est levé et est venu poser sa tête sur les jambes de l’enfant. Encore aujourd’hui quand j’y pense, j’ai des frissons et des larmes me montent aux yeux. Merci Jean-Claude tu as changé tant de vies.

Le séminaire a été un succès, moi, j’ai craqué, perdu 20 kg pour la réalisation d’Hector, à l’époque, on ne parlait pas de burnout. J’ai démissionné.

Jean-Paul Wettstein

Expert européen

Jean-Claude Gabus a été nommé expert à Bruxelles dans plusieurs programmes qui s’occupent de recherches dans le domaine de la technologie au service du handicap. Il est membre de divers comités et commissions scientifiques, par exemple, à I’EPFL, à l’Ecole d’ingénieurs du Canton de Neuchâtel, à la Conférence suisse des départements de l’instruction publique, à l’Université technologique de Compiègne en France. Son savoir est donc aujourd’hui reconnu et recherché de plus en plus.

Evelyne Delachaux

La perte d’un ami

Je me suis mis à mon compte et en parallèle, j’ai fait des études pour être prof. J’ai enseigné dans la même école où Jean-Claude avait fait sa présentation quelques années auparavant. Il venait toujours me voir aux portes ouvertes, quelques extraits au fil des années.

  • Mais tu ne peux pas savoir combien tu es con (oui son langage pourrait choquer, mais il était toujours empreint de tant d’amitié, que c’était presque un compliment) d’avoir démissionné, on s’est agrandi, on est maintenant plus de 10 collaborateurs
  • On est maintenant 20, on a développé Hector 2, James la télécommande universelle, B.A.Bar.
  • Tu ne peux pas savoir combien j’ai été con (et oui, c’était aussi valable pour lui), j’ai tout donné pour cette fondation, j’ai perdu ma femme que j’aime, je l’ai négligée, avec mes enfants ça ne va plus.

Je ne l’avais jamais vu comme ça.

Plusieurs années ont passé et la triste nouvelle est tombée, Jean-Claude est décédé seul dans une chambre d’hôtel lors d’un séminaire à Paris. J’ai perdu un ami, mais le monde a perdu un être exceptionnel qui a changé et continue de faire changer le monde.

Ceux qui ont repris la fondation ont supprimé son nom, plus de fondation pour les Téléthèses, même si le travail se poursuit, le nom même de Jean-Claude Gabus a été oublié.

Peu de gens connaissaient cette aventure, quelques personnes néanmoins m’ont dit qu’elles avaient connu Jean-Claude sans connaître ce parcours de vie incroyable. Il n’y a pas très longtemps, j’ai découvert en cherchant sur internet s’il y avait quelques chose sur Jean-Claude et je suis tombé sur l’Association Jean-Claude Gabus. Quelle joie de découvrir que des passionnées continuent de développer des téléthèses. Merci de continuer son œuvre, vous êtes formidables.

Jean-Paul Wettstein